La guerre mentale - la guerre cognitive à la russe

27 January 2023 - 7 min lecture

En mars 2021, Andreï Ilnitski, conseiller du ministre russe de la Défense, a déclaré que « l’Occident, dirigé par les États-Unis, a déclenché une guerre mentale contre la Russie, dont les conséquences se manifesteront au moins une génération plus tard ».

En août de la même année, il publie dans le magazine militaro-théorique Voyennaya Mysl1 (du russe - pensée militaire) l’article intitulé « La guerre mentale de la Russie ».

Dès lors, on constate l’émergence de travaux scientifiques et du débat dans l’espace russophone traitant ce sujet. Il paraît que les Russes se sont inspirés des articles publiés par les Occidentaux, évoquant la « guerre cognitive » (Cognitive Warfare).

La guerre mentale russe

Ilnitski avance dans son article qu’il est difficile de surestimer le « rôle de l’armée russe dans le contexte civilisationnel et [dans la] formation de l’État [russe] ». Par conséquent, les forces armées russes « ne sont pas seulement un garant de la sécurité, mais aussi l’institution de base de l’État, la source de l’idéologie du service à la Patrie ». La Russie, à son tour, est considérée comme une « civilisation » à part, que l’Occident, dirigé par les États-Unis, veut détruire.

Selon lui, l’introduction de nouvelles définitions de la guerre dans le discours professionnel « n’est pas seulement une question de terminologie ». Il propose, donc, une définition de la guerre mentale dans son article2 publié en 2022 :

« La guerre mentale est un ensemble coordonné d’actions et d’opérations à plusieurs échelles visant à « occuper » l’esprit de l’ennemi afin de paralyser sa volonté, à modifier la conscience individuelle et de masse de la population pour démoraliser l’armée et la société, à détruire les valeurs spirituelles et morales, les traditions et les fondements culturels et historiques de l’État, à « effacer » l’identité nationale du peuple. »

Ilnitski désigne l’objectif de ce « nouveau type de guerre », qui consiste en la destruction de la conscience, changement de la base mentale, civilisationnelle de la société de l’ennemi. Cependant, il maintient que « contrairement à la cyberguerre et aux opérations informationnelles directes, la guerre mentale est dirigée et mise en œuvre dans le contexte d’un « monde post-vérité » émergeant de facto, dans lequel les gens sont sevrés de pensée critique, du désir de connaître la vérité ».

Il expose également les buts, les étapes et les technologies de la guerre mentale (cf. tableau ci-dessous).

En général, dans les deux articles publiés par Andreï Ilnitski, on observe la domination des éléments de propagande se focalisant sur l’importance de l’armée, du régime ainsi que des « valeurs traditionnelles » russes, qui font écho à la Stratégie de la sécurité nationale, publiée en 2021, où l' « occidentalisation » est considérée comme une menace à l’État russe.

Le concept de la guerre mentale comme élément doctrinal

Un autre article qui suscite l’intérêt a été également publié dans Voyennaya Mysl par le colonel en retraite, docteur ès Sciences militaires, I. Karavayev et intitulé « Le concept de guerre mentale comme élément de la doctrine de la guerre et de l’armée ».3

L’auteur propose également sa définition de la guerre mentale de façon suivante :

« La guerre mentale est comprise comme l’utilisation par un adversaire d’un système de méthodes et de moyens d’influence visant à frapper la conscience publique (mentalité, identité, traditions historiques, valeurs, etc.) de la partie adverse, tant en temps de paix que pendant un conflit militaire. Elle vise à détruire ou à transformer l’objet de l’influence : la destruction de la conscience publique, des institutions sociales, de l’État, des forces armées, etc. »

Karavayev propose également le schéma de la guerre mentale comme une partie principale de la théorie générale de la guerre (cf. schéma ci-dessous). Selon le schéma proposé, le but de la guerre mentale est la « destruction ou la transformation de l’objet (la destruction de la conscience publique et des institutions publiques) », ayant pour résultat « la dégradation de la société et de l’État, de toutes ses sphères et institutions ».

Guerre mentale

Le Colonel Karavayev maintient que les principales formes de la guerre mentale comprennent les opérations informationnelles à plusieurs pas qui utilisent des mécanismes psychologiques spécifiques pour influencer la conscience humaine (attitudes, contagion, imitation, persuasion, influence, suppression, suggestion, etc.), les forces et moyens spéciaux, les technologies et techniques du réseaux et autres techniques et psychologiques qui affectent la mentalité de la société dans son ensemble, toutes ses sphères, la conscience individuelle et publique, les relations sociales, les institutions sociales, y compris les familles, l’éducation, les autorités, tous les types d’activité.

Il distingue les règles principales de la guerre mentale :

  • Le caractère croissant de l’intensité ;
  • L’exhaustivité et l’affirmation croissante de l’impact sur toutes les sphères de la société (comme une « tumeur cancéreuse ») ;
  • L’interconnexion et l’influence mutuelle de toutes les sphères de la société et des institutions sociales dans la guerre mentale ;
  • Le caractère déterminant de la sphère spirituelle et influence significative des facteurs économiques sur la transformation de la société ;
  • L’impact retardé en raison de l’inertie de la conscience (complexité de la contre-action aux technologies de la guerre mentale, car il est difficile et parfois impossible de parvenir à rejeter les fausses croyances et les illusions imposées par l’ennemi), ce qui entraîne des problèmes dans la « guérison » de la conscience et les transformations dans la sphère spirituelle de la société, qui sont devenus une conséquence de l’application des technologies de la guerre mentale.

L’article de Karavayev essaie de mettre les bases théoriques pour ce nouveau concept russe de la guerre mentale.

La guerre mentale égale à la guerre cognitive ?

Deux autres auteurs de l’université d’État de Saint-Pétersbourg, Roman Vykhodets et Konstantin Pantserev, proposent dans leur article « Analyse comparative de concepts modernes de la guerre de l’information »4 une analyse des concepts existant dans le discours scientifique, décrivant les sphères de la confrontation informationnelle (cf. schéma ci-dessous).

Les auteurs maintiennent que dans les sources anglophones la guerre mentale est appelée la guerre cognitive (Cognitive Warfare). Selon eux, la formation du concept de guerre cognitive est liée à la recherche de nouvelles formes de guerre menée par l’OTAN. Ils citent l’article « The Cognitive Warfare Concept » écrit par Bernard Claverie et François du Cluzel. La compréhension du phénomène de la guerre cognitive repose sur la reconnaissance de la psychologie et de l’esprit humain comme une sixième domaine de guerre, avec l’air, la terre, la mer, l’espace et le cyber.

Il est opportun de donner la définition5 de la guerre cognitive, telle qu’elle est proposée par Claverie et du Cluzel - les auteurs cités par les Russes :

« La guerre cognitive est une forme de guerre non conventionnelle qui utilise des outils cybernétiques pour modifier les processus cognitifs de l’ennemi, exploiter les biais mentaux ou la pensée réflexive, et provoquer des distorsions de pensée, influencer la prise de décision et entraver les actions, avec des effets négatifs, tant au niveau individuel que collectif. »

Les auteurs russes mettent un signe d’égalité entre la guerre cognitive et le concept de la guerre mentale, développé en Russie. Cependant, dans le schéma proposé on observe les deux termes occuper les places différentes avec la guerre mentale se situant entre la diplomatie publique et la psychologie individuelle, alors que la guerre cognitive se poste entre la diplomatie publique et les hostilités, touchant la psychologie individuelle. Ceci constitue une contradiction au sein du même article scientifique, qui en soi peut indiquer l’existence d’une incertitude au sein de la communauté scientifique russe concernant le concept de guerre mentale récemment introduit.

À ce stade, l’émergence du terme guerre mentale dans les sources russes constitue une tentative d’introduction d’un nouveau terme qui devrait répondre à la même tentative de la part des Occidentaux d’introduire le terme guerre cognitive. Cependant, malgré le stade embryonnaire du développement de la théorie de la guerre mentale dans les sources russes, ce processus mérite d’être suivi.


  1. А.М. Ильницкмй, « Ментальная война России» опубликована в журнале », Военная мысль №8, 2021 ↩︎

  2. А.М. Ильницкмй, « Стратегия ментальной безопасности России », Военная мысль №4, 2022 ↩︎

  3. И.Н. Караваев, « Концепция ментальной войны как составная часть учения о войне и армии », Военная мысль №3, 2022 ↩︎

  4. Р.С. Выходец, К.А. Панцерев, « Сравнительный анализ современных концепций информационного противоборства », Евразийская интеграция: экономика, право, политика, №4, 2022 ↩︎

  5. Claverie, B., & du Cluzel, F. (2022). The Cognitive Warfare Concept. Innovation Hub Sponsored by NATO Allied Command Transformation, 2022-02 ↩︎